Quand le monde sera privé de chocolat
29 oct. 2014Trop petites, pas assez productives, les plantations de cacao ne parviennent plus à répondre à la demande mondiale et les prix s'envolent. Les industriels ont décidé d'agir. Pour résorber la pénurie, ils vont devoir encourager la production de ces précieuses fèves... et se pencher sur le sort de ceux qui les cultivent.
Ils veulent changer le monde. « Il faut mettre fin à ce système dans lequel l'argent et les bénéfices sont bloqués d'un côté de la chaîne alors qu'à l'autre bout les gens sont maintenus dans une extrême pauvreté… », explique Andreas Jacobs. « On ne peut plus continuer indéfiniment à exploiter ces pauvres fermiers. Nous devons nous assurer de leur fournir une vie au moins décente, renchérit Paul Polman. Nous avons la responsabilité d'améliorer le quotidien de 40 à 50 millions de planteurs de cacao à travers le monde… » Ces deux hommes ne sont pourtant ni des représentants d'organisations non gouvernementales ni des militants d'associations luttant contre la pauvreté. Loin de là. Le premier préside Barry Callebaut, le leader mondial des produits à base de chocolat ; le second est le patron d' Unilever. De prime abord, les entendre se préoccuper ainsi du sort des petits agriculteurs peut surprendre. Mais derrière ces mots des deux dirigeants, il y a une inquiétude nouvelle, et bien réelle : « C'est lorsque nous avons enregistré pour la cinquième année d'affilée une demande de cacao supérieure à la production mondiale que tout le monde a pris conscience du problème qui nous menaçait, reconnaît Jürgen Steinemann, le directeur général de Barry Callebaut, le groupe né de la fusion, en 1996, entre le français Cacao Barry et le belge Callebaut. Il est en effet impossible de remplacer le cacao pour faire du chocolat. » Et cette pénurie commence à avoir un réel impact pour les chocolatiers.
Pour répondre à la hausse de près de 50 % du cours du cacao en un an, le numéro un de la confiserie aux Etats-Unis, Hershey's, a relevé de 8 % l'été dernier le prix de ses produits chocolatés. Son rival Mars (Mars, Twix, Snickers, M & M's…) a rapidement suivi en augmentant ses tarifs de 7 % en moyenne. Des hausses qui n'ont pas tardé à peser sur les ventes. Mondelez, qui possède notamment Cadbury, Côte d'Or, Milka et Toblerone, a déjà enregistré au second trimestre une baisse de 1,9 % de ses revenus en Europe, certains distributeurs ayant décidé de boycotter ses produits devenus trop chers. Cette tendance ne semble pas près de s'inverser et la pénurie de cacao pourrait encore s'accentuer dans les prochaines années.
« Rien n'a changé en cinquante ans »
« D'ici à 2020, la demande de cacao excédera de 1 million de tonnes la production mondiale », prévient John Andrew Morris de KPMG. Ce déficit est énorme quand on sait que la production planétaire devrait tout juste atteindre 4,1 millions de tonnes en 2013-2014. Les pays émergents sont en effet de plus en plus amateurs de plaisirs chocolatés. En 2020, sur ces marchés, les ventes de tablettes et autres bouchées « seront supérieures à celles réalisées dans les nations développées », annonce Damien Courvalin de Goldman Sachs. Au Brésil, les ventes de chocolat devraient atteindre, à elles seules, 18,5 milliards de dollars en 2017, un chiffre comparable à celui enregistré au Etats-Unis. Le marché chinois augmente, lui, de 6,8 % chaque année, ce qui représente des volumes considérables au regard de la population locale. « Si chaque Chinois mangeait une barre de chocolat supplémentaire chaque mois, il faudrait trouver 255.000 tonnes de fèves de cacao en plus », calcule James Walton, l'économiste du cabinet d'étude britannique IGD. Pour accroître de 7 % la production mondiale, les planteurs devraient exploiter 638.210 hectares de terres supplémentaires. Un objectif quasiment impossible à atteindre…
« Dans les quarante prochaines années, il va falloir produire autant de nourriture que lors des huit derniers millénaires, résume Aalt Dijkhuizen, un professeur de l'Université Wageningen aux Pays-Bas. La consommation alimentaire mondiale va doubler d'ici à 2050 et 90 % de cette croissance proviendra d'Afrique et d'Asie. » Mais « l'espace disponible pour l'agriculture va se raréfier dans ces régions et la concurrence entre les différentes matières premières va s'accentuer », ajoute l'enseignant. Or ces deux continents produisent près de 90 % de la production mondiale de cacao. On comprend mieux l'inquiétude de nos chocolatiers, qui redoutent de voir les petits exploitants privilégier d'autres cultures...
En Côte d'Ivoire et au Ghana, les deux pays qui assurent 55 % de la production mondiale de cacao, des milliers d'agriculteurs ont déjà arraché leurs cacaoyers. Récoltés deux fois dans l'année, ces arbres ont laissé la place aux hévéas qui, eux, fournissent dix mois de revenus par an aux agriculteurs. Un hectare de cacaoyers rapporte ainsi à peine 1.525 euros par an alors que la même superficie d'arbres à caoutchouc génère près de 5.800 euros de revenus. En outre, il faut trois personnes pour s'occuper d'un hectare de cacaoyers alors qu'un homme seul peut entretenir et récolter trois hectares d'hévéas. Le calcul est vite fait.
Cette situation aurait pourtant pu être évitée, si on avait aidé les agriculteurs à se moderniser. « C'est un énorme gâchis, un véritable suicide, déplore Robalé Kagohi, le coordinateur des programmes pour la Côte d'Ivoire de l'International Cocoa Initiative (ICI), une association qui souhaite l'adoption de normes de travail responsables dans la production de cacao. Les planteurs de cacao ont été la mamelle de l'économie ivoirienne, mais on ne leur a rien donné en retour. Ils sont toujours aussi pauvres et près de 350.000 enfants travailleraient dans les plantations. Les agriculteurs continuent de tout faire avec leur machette. Rien n'a changé en cinquante ans… » Dans les plantations, les fermiers vivent dans des cabanes souvent sans eau ni électricité, et les enfants en haillons récoltent les cabosses avec des coupe-coupe. Cette monoculture a également dévasté l'environnement. « Il n'y a plus un arbre ou presque dans cette zone, regrette Kouadio N'Goran, le responsable pour la région de San Pedro de Barry Callebaut. Tout a disparu en moins de vingt ans. L'érosion s'est aggravée et les terres arables sont tombées dans les cours d'eau désormais tout jaunes. » Les éléphants et les chimpanzés autrefois nombreux dans les environs, ont eux aussi disparu…
« Il n'est pas vraiment étonnant que les jeunes ne veuillent plus se lancer dans cette culture », avoue Barry Parkin, le président de la Fondation mondiale du cacao (WCF). « Ils préfèrent aller vivre en ville que de rester pauvre sur les terres de leurs parents », constate Stephen Opuni, le directeur exécutif du Conseil ghanéen du cacao (Cocobod), l'organisme public qui détient le monopole sur l'achat et l'exportation de fèves de cacao dans ce pays d'Afrique de l'Ouest.
Une « potion magique » naturelle
Pour parer au plus pressé, les chocolatiers multiplient les initiatives afin d'accroître la productivité des planteurs. « La plupart des arbres sont vieux, malades et mal entretenus, regrette Gerry Manley, d'Olam International, une entreprise de négoce très puissante dans le cacao. La première priorité est de replanter des jeunes cacaoyers. L'ampleur de la tâche est immense. « Il va falloir planter 500.000 hectares d'ici à 2050 pour répondre à la demande », prévient l'expert de Goldman Sachs, soit 200 millions d'arbres chaque année. On est encore très loin du compte. Une autre solution est de recourir au greffage qui peut faire passer le rendement annuel d'une plante de 300 à 1.300 kilos de cacao. Barry Callebaut a également mis au point une « potion magique » entièrement naturelle qui permet de réduire de 7 à 4 jours la durée de fermentation des fèves, tout en éliminant les 20 % de « perte » qu'entraîne généralement ce processus. Certains pays, comme le Ghana commencent, en outre, à donner gratuitement des fertilisants aux planteurs pour accroître leur production. Les multinationales du secteur investissent aussi beaucoup d'argent dans la formation des agriculteurs. A Pacobo, un village perdu entre Abidjan et Yamoussoukro, Barry Callebaut a récemment inauguré un « centre d'excellence » de 30 hectares afin d'enseigner aux directeurs et aux agronomes des coopératives les toutes dernières techniques pour améliorer le rendement de leurs plantations. Près de 300 personnes vont y faire un stage cette année. Cinq fois plus seront formées dans les « académies » situées plus près des plantations. En 2013, déjà, 110.000 fermiers ivoiriens avaient suivi des cours dans les « écoles des champs », où les éducateurs viennent sous les cacaoyers « dispenser la bonne parole ».
Dans le domaine scientifique, tout ou presque reste à faire. « Depuis les années 1930, le rendement moyen d'un champ de maïs est passé de 500 kilos à 3 tonnes l'hectare, note Barry Parkin du WCF. Dans le cacao, on est bloqué à 400 kilos depuis plus de quatre-vingts ans… » Les industriels commencent à financer des programmes de recherche pour mieux comprendre cette plante unique en son genre. Le travail est immense. A peine 20 % des 100.000 composants chimiques du cacao sont connus.
Face à l'urgence de la situation, les douze plus grands groupes du secteur ont décidé en mai d'unir leurs efforts au sein d'une initiative baptisée « CocoaAction » afin de professionnaliser le système de production des cultivateurs, de lutter contre la maladie du « swollen shoot » qui décime les cacaoyers et d'améliorer les conditions de vie des agriculteurs. « Il fallait que nous arrêtions de gâcher des ressources en faisant tout, chacun de notre côté », résume Gerry Manley d'Olam. « C'est vraiment une initiative excitante », renchérit Louise Nicholls de Marks & Spencer. A l'horizon 2020, CocoaAction souhaite travailler avec 400.000 producteurs ivoiriens et ghanéens. « C'est bien mais il faudrait ajouter un zéro à ce chiffre pour changer la situation sur le terrain », prévient Jonathan Jacoby, d'Oxfam America. Et surtout s'attaquer au nerf de la guerre : l'argent.
Aujourd'hui, les planteurs reçoivent, selon Oxfam, 3 % du prix de vente final d'une tablette de chocolat. Cette somme, ridiculement basse, ne permet pas de sortir les planteurs de la pauvreté. Les chocolatiers disent ne pas pouvoir influer sur le cours mondial de la matière première qui les fait vivre. « Mais il n'y a que dans le cacao que le prix est un sujet tabou, s'emporte Massandje Touré-Litse, la directrice générale du Conseil du café-cacao de Côte d'Ivoire. Il faut que les producteurs ne soient plus les laissés-pour-compte et les maillons faibles de cette chaîne d'approvisionnement. Avec les industriels, on peut s'asseoir pour parler du travail des enfants ou de la certification mais il est impossible de parler argent. » Il serait pourtant grand temps de discuter des « choses qui fâchent ». « Les chocolatiers doivent vraiment se dépêcher maintenant », confirme Jonathan Jacoby. Paul Polman est encore plus direct. « Si vous ne vendez pas de cacao durable , prévient le directeur général d'Unilever, vous n'allez plus faire ce métier pendant très longtemps car vous n'arriverez plus à trouver de fèves sur le marché et les clients n'achèteront plus votre chocolat. »
source les Echos.fr