Denis Seudieu a assuré les fonctions de conseiller technique au ministère des Matières Premières en Côte d’Ivoire d’avril 1991 à mars 1996. Entré en avril 1996, en qualité de chef de la section Recherche, analyse du marché et projets, il est aujourd’hui économiste en chef à l’Organisation internationale du Café (Oic) à Londres. Dans cette contribution, il propose sa stratégie dans le secteur des matières premières agricoles en Côte d’Ivoire.


I. Introduction

Bien que l’économie ivoirienne soit relativement diversifiée, elle reste encore dépendante du secteur agricole qui occupe plus de 50% de la population et compte plus de la moitié des recettes d’exportations du pays. Sur le plan social, l’agriculture jouent un rôle important dans la fixation de la population et dans la création d’emplois. Contrairement au secteur minier, l’agriculture permet une large distribution des revenus au niveau des familles dans les zones rurales. Au moment où s’ouvre en Côte d’Ivoire une nouvelle ère avec l’intronisation du cinquième président de la République, il nous paraît opportun de rouvrir le débat sur la stratégie du secteur agricole, notamment la gestion de la filière du binôme café-cacao. Depuis l’indépendance jusqu’á la fin des années 80, la mise en place d’une stratégie administrée par l’État à travers des structures d’encadrement, de financement et de commercialisation a permis à la Côte d’Ivoire d’amorcer un développement économique accéléré avec la réalisation de grands projets nationaux dans l’agro-industrie qui devaient constituer des pôles de croissance aux puissants effets d’en­­traînement sur l’ensemble de l’agriculture. Malgré ces succès enregistrés pendant les trois premières décennies qui ont suivi l’indépendance, l’agriculture ivoirienne est toujours restée une agriculture de cueillette. Des systèmes de gestion de la filière du binôme café-cacao qui ont été successivement adoptés de la caisse de stabilisation jusqu’à la forme actuelle de pseudo-autogestion de la filière par les producteurs eux-mêmes n’ont pas modifié la donne. L’amer constat est que les zones rurales ont continué de s’appauvrir, et encore davantage au cours des dix dernières années. Face à cet appauvrissement chronique des acteurs sur lesquels repose paradoxalement le développement du pays quelle stratégie convient-il d’adopter?

II. Défis à relever

Les défis à relever en vue de promouvoir une agriculture compétitive dans le cadre de la globalisation des économies sont multiples. Il s’agit notamment de la volatilité des prix, de la dépréciation et de la vulnérabilité des revenus des paysans, de l’accès aux crédits agricoles, de la réduction de l’encadrement technique, de la faiblesse des organisations agricoles dont les plus connues sont les coopératives ou unions de coopératives. Ces problèmes dont l’ampleur peut être accentuée par des chutes durables des prix constituent des ingrédients qui contribuent à l’augmentation de la pauvreté en milieu rural. En effet, la baisse des revenus des producteurs a entraîné l’abandon de nombreuses exploitations agricoles et favorisé l’exode rural qui est de plus en plus incontrôlé. Il en résulte l’accroissement du chômage surtout au niveau des jeunes. L’instabilité engendrée par la lutte pour la survie contribue à aggraver la situation de faiblesse économique et sociale du pays. Les chances du modèle de reproduction de la population rurale s’amenuisent dans la mesure où les jeunes se désintéressent de l’agriculture au profit de l’exode vers les villes ou vers les pays développés. Les planteurs n’arrivent plus à assurer les charges d’éducation de leurs enfants, d’où une augmentation du taux de déscolarisation dont les principales victimes sont les filles. Ils sont également incapables de faire face aux dépenses de santé, entraînant l’accroissement de la mortalité. Ces populations désœuvrées constituent tout naturellement une source d’approvisionnement pour alimenter les conflits armés, car l’instinct de survie entraîne nécessairement le désordre et l’instabilité d’un pays.

Il convient donc de repenser le mode de gestion de la filière qui puisse garantir le développement économique durable du pays.

III. Libéralisation effective de la filière

Dans la plupart des pays africains l’agriculteur est souvent considéré à tort comme étant un agent économique qui a un comportement irrationnel face au surplus généré par son activité. On le juge incapable d’accumulation de richesse qui puisse le conduire à moderniser son agriculture. L’Etat et des structures para-étatiques se sont imposés pour gérer les ressources ainsi créées. Cependant, afin d’assurer la compétitivité de la filière et dans le même temps promouvoir le bien-être des producteurs agricoles, l’Etat pourrait limiter son intervention à deux niveaux principalement. Il s’agira d’une part de la régulation et du maintien d’une économie agricole durable et, d’autre part du renforcement des capacités des acteurs nationaux du secteur agricole, notamment les producteurs et leurs organisations professionnelles.

1) Régulation de la filière et promotion d’une économie agricole durable

Malgré le désengagement de l’Etat des activités de production et de commercialisation, l’Etat doit non seulement continuer à assumer son rôle de facilitateur en prenant en charge le développement des infrastructures, mais également assurer sa fonction de régulateur de la filière tout en agissant en faveur de la promotion d’un développement durable de l’économie agricole. Le rôle de régulateur pourrait continuer d’être confié à une structure de l’Etat qui s’occupera non pas de la commercialisation mais des normes de conformité dont l’assurance de la qualité, des conditions sanitaires et la promotion du produit. Ce modèle qui s’adapte bien à l’environnement de libre marché est adopté avec succès dans plusieurs pays producteurs. Le rôle de régulateur de la filière implique, entre autres, la promotion de la transparence du marché et de la fluidité des opérations commerciales et bancaires sans pour autant intervenir directement. Il s’agit par exemple de la collecte des statistiques, la réalisation des études économiques et des prévisions à mettre à la disposition des décideurs de politique économique notamment, ainsi que bien d’autres activités dont la traçabilité du produit.

La promotion d’une économie agricole durable nécessite également la maîtrise des facteurs de compétitivité qui sont, entre autres, les coûts de production et de commercialisation, l’amélioration de la productivité, la recherche-développement, un meil­leur encadrement des producteurs, une amélioration de la logistique, notamment en matière de transport routier par la réduction des barrages routiers. La résolution des problèmes institutionnels pourrait ainsi garantir une meilleure organisation de la filière qui puisse assurer que tous les acteurs tirent profit d’une éventuelle plus-value générée grâce aux efforts de chacun.

2) Renforcement des capacités

La mondialisation étant un processus irréversible, il revient à l’Etat d’agir sur des leviers qui permettent de tirer pleinement profit de son avantage comparatif. A l’instar de nombreux pays africains, la Côte d’Ivoire souffre de l’absence de leadership pour une politique ferme en faveur du développement rural. Il existe très peu d’organisations de producteurs bien structurées et ayant des ressources nécessaires pour tirer profit de la libre concurrence. Lorsqu’il y a une crise prolongée de faibles niveaux des prix mondiaux des matières premières agricoles, les effets négatifs sont faiblement ressentis dans les pays où les organisations professionnelles agricoles sont bien structurées et efficientes. En Côte d’Ivoire et dans plusieurs pays africains, avec le dé­­­­mantèlement des offices de commercialisation ou caisses de stabilisation, un grand nombre de petits négociants qui ont fait leur apparition ont vite été éliminés en raison surtout d’un manque de savoir-faire commercial mais plus fondamentalement à cause des difficultés de financement. Plus encore, on assiste à des proliférations des coopératives au niveau d’une seule sous-préfecture. La seule et unique structure agissant au nom de l’Etat dans la filière est également amenée à concentrer ces efforts sur l’amélioration des conditions des producteurs et des petits opérateurs locaux en assurant un meilleur encadrement qui puisse leur permettre de concurrencer librement avec les compagnies étrangères. Un tel encadrement est de nature à rendre la filière beaucoup plus dynamique et économiquement durable par rapport à des mesures tendant à limiter la concurrence en imposant des quotas ou des prélèvements aux compagnies étrangères. Enfin, il convient de noter que la mise en place d’une agriculture durable respectueuse de l’environnement dans un marché con­­currentiel implique la création d’un programme d’actions qui puissent garantir une rémunération équitable à tous les acteurs de la chaîne de valeur. Par conséquent, l’amélioration des conditions de vie des paysans pourrait sans doute être considérée comme étant un des in­dicateurs de performance du cinquième président de notre pays. Car dans le silence résigné de ces paysans qui, le front altéré et l’échine courbée, acceptent avec philosophie leur infortune, nous parvient tous les jours l’écho de leur souffrance.

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